Toujours bronzé, le sourire étincelant, Sacha Distel souffre auprès de certains d’une image de chanteur pour maisons de retraite et de séducteur quelque peu ringard. C’est méconnaître la richesse d’une carrière musicale qui ne se limite pas aux « scoubidou-bidous » et qui va bien au-delà du charmeur de rombières. Chanteur, jazzman, homme de télévision, compositeur, Sacha Distel était un showman à l’américaine superbement rodé ; peut-être, justement, trop bien rodé pour la France.
Né le 29 janvier 1933 à Paris, Sacha Alexandre Distel est le fils de Leonid Distel, un ingénieur chimiste russe émigré, et d’une pianiste, ancienne lauréate du Conservatoire. C’est grâce à sa mère et, surtout, son oncle maternel, que Sacha découvre le monde du spectacle : le frère de Madame Distel n’est autre que Ray Ventura, dont la troupe des Collégiens a fait la gloire du music-hall français. Ray Ventura a pour son neveu une affection toute paternelle et l’emmène dès qu’il peut au spectacle. Petit, Sacha Distel hante les coulisses des salles de spectacle et assiste avec délectation aux répétitions des Collégiens. La Seconde Guerre Mondiale donne un coup d’arrêt brutal à cette enfance de groupie musical : Ray Ventura, qui est juif, se réfugie en Amérique du Sud tandis que sa sœur, mère de Sacha, est arrêtée en 1942 par les Allemands. Durant deux ans, Sacha Distel est séparé de sa mère, qu’il retrouve heureusement à la Libération. Après 1945, la France connaît un intense renouveau musical, swing et jazz tenant le haut du pavé. Sacha profite à plein de ce printemps jazzy ; il donne par ailleurs désormais un coup de main à son oncle, qui lui confie une tâche bien précise : aller réveiller l’un de ses musiciens, régulièrement assommé par ses nuits de fêtard, et le conduire au studio où l’orchestre de Ventura tourne un film. Durant un mois, le lycéen va réveiller un certain Henri Salvador, qui habite dans la même rue que lui, et l’accompagne au studio sur le siège arrière de sa motocyclette. Intrigué par la guitare d'Henri Salvador, Sacha Distel lui demande de lui apprendre des accords. Conquis, l’adolescent continue de pratiquer la musique, en s’orientant plus particulièrement vers le jazz, après la révélation, en 1948, du premier concert de Dizzy Gillespie à Paris ; la mode jazzy bat son plein dans le Paris de l’après-guerre et Sacha Distel, jouant dans un orchestre de son lycée, devient rapidement un guitariste de jazz accompli. En 1951, il est sacré meilleur guitariste amateur. Il joue ensuite dans l’orchestre d’Hubert Damisch, s’orientant vers une carrière de professionnel. En 1952, Ray Ventura l’aide à décrocher un stage dans l’édition musicale à New York, ce qui lui permet entre autres de fréquenter les clubs de jazz de la Grosse Pomme, ainsi que de rencontrer des vedettes du jazz comme Stan Getz et Jimmy Raney, qui lui prodiguent des encouragements. Le jeune homme découvre également le répertoire des chanteurs de charme américains, comme Frank Sinatra, Nat King Cole et Tony Bennett : déjà musicien de grand talent, il se met à rêver en outre d’un destin de chanteur.
Revenu à Paris, Sacha Distel mène une double carrière d’éditeur musical (chez DMF, où il édite notamment Georges Brassens) et de guitariste de jazz, enchaînant les bœufs dans les clubs parisiens. Sacha Distel se produit également comme accompagnateur de Juliette Gréco. Il multiplie les concerts avec les musiciens américains de passage, pour qui il est désormais un confrère reconnu. Au milieu des années 1950, Sacha Distel est devenu incontournable dans le milieu jazz français : il enregistre avec Lionel Hampton l’album French New Sound et participe au disque Afternoon in Paris de John Lewis et son Modern Jazz Quartet. Il participe au quintette Bobby Jaspar All Stars, qui devient le principal orchestre de jazz de Paris et passe à l’Olympia. Sa carrière brièvement interrompue par un séjour sous les drapeaux, Sacha Distel se produit à l’international, dans des clubs en Allemagne ou aux Etats-Unis. En 1956, il se voit décerner par les lecteurs du magazine Jazz Hot le titre de meilleur guitariste de jazz français, titre qu’il conserve sept ans de suite. À la fin de la décennie, il connaît une liaison avec Brigitte Bardot, ce qui lui vaut l’attention des gazettes de stars et un important surcroît de notoriété.
Mais Sacha Distel souhaite passer à la vitesse supérieure, le jazz ne nourrissant pas toujours son homme. Il a découvert d’autres milieux sociaux et artistiques de celui des clubs de Saint-Germain-des-Prés. Toujours fan de Frank Sinatra et se souvenant du conseil de Louis Armstrong qui estimait que pour réussir dans le jazz, il fallait chanter, Sacha Distel voudrait passer à la chanson afin de se consacrer à plein temps à sa carrière musicale. Courant 1957, il enregistre un premier 45-tours « Tout bas (Speak Low) », suivi de l'album Sacha Distel Chante, qui ne remportent pas de succès. C’est en décembre 1958 que le déclic se produit : devant donner à Alger un concert avec son orchestre, Sacha Distel décide de boucher un trou dans le spectacle en interprétant une chanson, lointainement inspirée d’un titre de Nancy Holloway. C’est le triomphe du titre « Scoubidou (Pommes et poires) », aux forts accents jazzy, qui permet au public français de découvrir la chaude voix d’or de Sacha Distel, chanteur de charme non dépourvu d’humour. Le texte, qui raconte avec ironie l’histoire d’un garçon plaqué sans ménagement par une chipie, aurait été inspiré à Distel par sa rupture avec Brigitte Bardot. Le succès de la chanson, notamment auprès des jeunes, est tel qu’il donne son nom au fameux objet en plastique tressé fabriqué par les écoliers. Consécration internationale, le « French Frank Sinatra » est l’invité de l’émission de télévision présentée par Ed Sullivan aux Etats-Unis. Désormais lancé comme chanteur, Sacha Distel enchaîne les disques, donnant dans la variété grand public et remportant de beaux succès commerciaux, comme « Oh ! quelle nuit » (1959) et « Mon Beau Chapeau » (1960). Séduisant et cinégénique, le crooner devient au début des années 1960 animateur de télévision, prenant les rênes de l’émission Guitares et copains, qui devient rapidement Sacha Show, produite par Maritie et Gilbert Carpentier et conçue comme une émission « à l’américaine », avec sketches et chansons. Parmi les participants réguliers à l’émission, on peut noter Jean-Pierre Cassel, Jean Yanne, Francis Blanche et Pétula Clark. Le show compte de nombreux duos inédits, écrits pour la plupart par Serge Gainsbourg. Chanteur vedette, Sacha Distel prend l’allure d’un Monsieur Loyal du show-biz, parrain et découvreur de talents (il fait notamment débuter Mireille Mathieu en 1965). En 1964, il enregistre « La belle vie », qui devient l’un de ses principaux standards et est bientôt repris en anglais (sous le titre « The Good Life ») par Tony Bennett et, bonheur suprême, Frank Sinatra en personne. La mode yé-yé passée, Sacha Distel s’oriente de plus en plus vers un registre de crooner, mêlant le « rutilant » à l’anglo-saxonne à l’héritage d’artistes français comme Maurice Chevalier ou Jean Sablon. Il n’en oublie pas pour autant ses racines musicales et fait, dès que possible, travailler en studio ses copains jazzmen, dont certains sont restés assez nécessiteux. Ayant profité des leçons de Ray Ventura et Paul Misraki, il s’affirme également comme un auteur-compositeur de talent, écrivant à l’occasion la musique de quelques films. Presque incontournable dans le paysage audiovisuel français, Sacha Distel se livre à quelques prestations assez succulentes, comme un ineffable trio avec Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot, sur l’air de « La bise aux hippies », lors du show du Réveillon 1967.
Au tournant des années 1970, un nouvel horizon s’ouvre pour Sacha Distel : une chanson en anglais, « Raindrops Keep Fallin’ On My Head » (existant en version française, sous le titre « Toute la pluie tombe sur moi ») est numéro un des ventes de disques en Grande-Bretagne pour l’année 1971. « Sacha Sunny Voice », comme le surnomment les Anglais, passe en vedette dans des salles comme le London Palladium et chante devant la Reine Elizabeth II. Son anglais parfait lui permet d’animer des émissions de télévision en Angleterre. Dans le même temps, sa carrière en France bat quelque peu de l’aile : l’arrêt en 1972 de l’émission Sacha Show lui fait perdre beaucoup de sa visibilité médiatique et son style de chanteur de charme excessivement lisse et rutilant a moins la faveur du public hexagonal. S’il signe encore des succès au hit-parade français (« Accroche un ruban » ou « Le Soleil de ma vie », adaptation de Stevie Wonder chantée en duo avec Brigitte Bardot en 1973), les années 1970 de Sacha Distel sont en grande partie anglo-saxonnes : outre la Grande-Bretagne, le « French Lover » se produit également aux Etats-Unis. En 1983, Sacha Distel se rappelle au bon souvenir des Français avec l’album My Guitar And All That Jazz, où il rend notamment hommage à Django Reinhardt. Toujours séduisant à cinquante ans passés, Sacha Distel est également redécouvert par la télévision française, ce qui lui vaut d’animer l’émission La Belle Vie. Mais son come-back français est assombri par une pénible histoire : le 28 avril 1985, au retour du plateau de l’émission de télévision Champs-Elysées, sa voiture subit un grave accident. Si Sacha Distel s’en sort avec plus de peur que de mal, sa passagère, l’actrice Chantal Nobel, vedette du feuilleton à succès Châteauvallon, est très grièvement blessée et demeurera handicapée à vie. Des rumeurs graveleuses circulent assez rapidement sur les circonstances de l’accident ; le chanteur n’a de toute manière pas le beau rôle, se voyant accusé au minimum d’être un conducteur très imprudent. Il sera finalement condamné à une peine de prison avec sursis pour blessures involontaires.
Sa carrière à nouveau ralentie par cet épisode dramatique, Sacha Distel revient en 1991 avec un album-anthologie de chansons d’amour, Dédicaces. Si sa santé commence à lui causer des soucis (il doit être traité pour un cancer de la peau) le chanteur se montre très actif, et réalise un vieux rêve en formant un orchestre en hommage à celui de Ray Ventura. « Sacha Distel et ses Collégiens » enregistrent les plus grands succès des collégiens d’antan - lesdits « Collégiens » étant des amis du chanteur, tels que Salvatore Adamo, Jean-Pierre Foucault, Sim, Michel Fugain, Henri Salvador ou Jean-Pierre Cassel. Ne tournant pas le dos aux scènes anglo-saxonnes, il remporte un triomphe à Londres en 2001, en interprétant le rôle principal masculin de la comédie musicale Chicago. En 2003, Sacha Distel revient à nouveau, avec un double album, En Vers et Contre Vous (partie française) et But Beautiful (partie anglaise) : le premier CD est composé de reprises de grands standards du music-hall américain (dont un duo avec Liza Minnelli, « All The Way ») et le second est constitué de nouvelles chansons, qui lui valent la même année le Prix compositeur-interprète décerné par la SACEM. Ce sera le dernier sursaut de Sacha Distel : moins d’un an plus tard, le 22 juillet 2004, il meurt à l’âge de 71 ans dans les environs de Saint-Tropez. Trois mois plus tôt, il était remonté sur scène une dernière fois, pour un bœuf avec le jazzman manouche Bireli Lagrène. Les médias s’étendent alors sur la carrière paradoxale d’un jazzman très pointu et passionné, devenu ensuite crooner kitsch : sans doute était-ce là faire peu de cas de la richesse d’une carrière couvrant plusieurs décennies. Sacha Distel a vendu plus de dix millions de disques, collectionné les disques d’or, et conservé tout au long de sa carrière un sourire impeccablement professionnel : on pourra émettre tous les jugements sur ses changements de répertoire, mais pas lui nier d’avoir su garder la classe des grands du swing.
______________________________________Corval & N. Malliarakis